LA CHRONIQUE DU LUNDI : L’AFRIQUE AU DEFI DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA) ou la menace d’une « cybercolonisation »

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Dernère publication

Il existe en Afrique une incroyable créativité et un dynamisme renforcés par l’Intelligence Artificielle, ce qui se traduit par l’émergence d’un véritable écosystème numérique. Les Start-Up se multiplient, nourries par un esprit entrepreneurial qui se propage dans tous les domaines : éducation, santé, agriculture, etc. On constate que des applications d’intelligence artificielle font leur apparition en Afrique. Un signe ne trompe pas : le mercredi 13 juin, le géant du net, Google, a annoncé la création, à Accra, au Ghana, de son premier centre de recherche en IA sur le sol africain. Ce centre sera, dans un premier temps, dédié à la santé, l’agriculture et l’éducation. Google a lancé sur les réseaux sociaux un appel à candidatures pour les chercheurs en « machine learning ». Dans un entretien accordé au site Le Monde-Afrique, le 19 juin 2018, le mathématicien français, député LREM, auteur d’un Rapport sur l’Intelligence artificielle, déclare : « C’est tout d’abord une très bonne nouvelle de voir émerger des acteurs entrepreneuriaux sur un continent où, traditionnellement, le fonctionnariat a été longtemps vécu comme la carrière la plus recherchée. » Pour Arnaud Villani,  «  cette émergence de l’intelligence artificielle est rendue possible car la barrière d’entrée en termes d’étude, sur ce sujet, est moins importante que dans d’autres domaines scientifiques. Si on a la bonne idée, le coût de développement au départ est, de plus, relativement réduit. » En revanche, comme dans tous les secteurs de l’économie, se pose la question de la pertinence du modèle économique, ce qui nous renvoie au traditionnel « business plan » et aux études de marché : « La difficulté, ensuite, ce qui fait la valeur de ces applications, c’est de trouver cas d’usage et le modèle économique qui l’accompagne. » La réflexion doit être globale sur les forces,  les faiblesses, les opportunités, les partenaires (pouvoirs publics, banques, investisseurs), le personnel, les équipements, etc. L’idée ne suffit pas.

Véritable soutien des pouvoirs publics et des banques ou
« système D », comme
«  Débrouillardise » ?

Arnaud Villani, qui s’est investi au sein des Instituts africains des sciences mathématiques (AIMS) et dans le Next Einstein Forum, à Kigali, au Rwanda, constate la contradiction qui existe entre la créativité des entrepreneurs africains dans le domaine de l’IA et les moyens limités dont ils disposent, ce qui les rend vulnérables et les transforme en proies pour les géants du net. Quel est le constat que fait Villani ? D’abord la formidable créativité des entrepreneurs africains : « Un système D se met en place. Pour se développer, ces entrepreneurs participent à des hackatons, des compétitions d’innovation internationales (…). On voit émerger une véritable volonté et des acteurs entrepreneuriaux qui se prennent en main. » Mais, l’envers du décor est plus sombre : « tout cela émerge hors système, dans le contexte d’un continent qui a tant de mal à mettre ses institutions d’équerre au plan politique, éducatif, universitaire. Cela bouillonne et, en même temps, l’université africaine a le plus grand mal à décoller, en dépit du talent de certains étudiants fort motivés et de certains universitaires bien en pointe. Ces initiatives africaines très agiles se retrouvent pour la plupart aidées non pas par des gouvernements du continent, des institutions universitaires ou entrepreneuriales locales, mais par des géants internationaux. Les géants du net, les fameux GAFAMI (Google, Amazone, Facebook, Apple, Microsoft, IBM), dont la puissance économique est supérieure à celle des Etats, sont très actifs pour identifier les chercheurs africains et les start-up qui se créent dans le domaine de l’IA et les accompagner dans leur développement en imposant leurs conditions à travers une approche globale, celle du « all included » (le « tout intégré »). Il est difficile, pour une start-up, obligée de se développer hors système et d’utiliser le Système D, de résister aux GAFAMI.

L’émergence d’une
« cybercolonisation »

Les grands secteurs stratégiques dans lesquels les Etats africains doivent investir sont la télévision, le digital et l’Intelligence artificiel. Dans ces trois domaines, le capital humain existe. Or, en s’emparant partout en Afrique de la télévision, toujours à travers la stratégie du « all incuded », qui séduit les gouvernements africains, le Chinois Star Times prive les Etats de leur souveraineté dans un domaine stratégique et ouvre la voie à une nouvelle colonisation culturelle, alors que l’Afrique commence à peine à affirmer son identité. Le marqueur d’une civilisation, ce n’est pas simplement la puissance économique et commercial, c’est aussi la culture. A travers l’aide apportée par les GAFAMI au développement de l’IA, se dessine, de façon lus ou moins insidieuse, une nouvelle forme de colonisation, la « cyberclonisation », dont l’Occident est déjà victime. Le risque n’existe pas du côté des entrepreneurs, qui auraient tort de se priver des opportunités que leur offrent les GAFAMI, il est du côté des Etats, des gouvernements et des institutions, qui se voient  privés de la valeur et de la compétence par les sociétés étrangères à travers leurs grandes plateformes, qui concurrencent les Etats. Les Etats africains doivent retenir ce que dit Arnaud Villani : « Ces grandes plates-formes captent toute la valeur ajoutée : celle des cerveaux qu’elles recrutent et celle des applications et des services, par les données qu’elles absorbent. Le mot est très brutal, mais techniquement c’est une démarche de type colonial : vous exploitez une ressource locale en mettant en place un système qui attire la valeur ajoutée vers votre économie. Cela s’appelle une cybercolonisation. » Ce qui est en train de se passer en Afrique s’est déjà passé dans le monde occidental. : la conquête des cerveaux par la « technologie heureuse », comme peut l’incarner Google ou Facebook. La différence entre la colonisation historique et la cybercolonisation est que cette dernière ne génère aucune violence apparente ni spoliation. Mais, cette « cybercolonisation » est, économiquement et culturellement, d’une violence inouïe. Les sociétés privées, à travers leurs grandes plateformes, servent leurs intérêts au détriment de l’intérêt général et de la souveraineté des Etats. C’est aujourd’hui une question de rapport de forces.

La responsabilité
des gouvernements africains

Selon Karim Koundi, Associé Conseil chez Deloitte, responsable TMT Afrique, les Africains adoptent les technologies, comme partout dans le monde, de la « cybercivilisation » : « Pour se parler par portable interposé, ils utilisent de moins en moins la voix et préfèrent se connecter par des applications telles que Facebook Messenger, WhatsApp et Skype. (…) Les opérateurs télécoms sont menacés de ne devenir que des fournisseurs de tuyaux. L’intelligence se déplace vers les services et les applications ». Or, les applications qui dominent le marché mondial sont Facebook Messenger, WhatsApp et Skype appartiennent à Facebook et Microsoft. Aujourd’hui, s’il est nécessaire pour une Afrique engagée sur la voie de l’émergence de se faire accompagner par d’autres régions du monde et des sociétés privées qui possèdent les technologies les plus avancées, ne rien faire pour se développer par soi-même serait une erreur historique.  Les Etats africains doivent financer des institutions publiques et privées de haut niveau, doter les universités et les lieux de formation des moyens nécessaires au développement de l’IA. Des fonds africains, abondés par les Etats et les grandes entreprises, financent l’interaction entre la recherche africaine et l’économie africaine. La responsabilité des gouvernements africains est double : les grandes orientations des politiques publiques doivent être tournées vers l’innovation et un cadre fiscal incitatif doit permettre aux entreprises de financer la recherche publique et/ou privé à l’heure où l’Afrique a définitivement basculé dans l’ère du mobile et de ses applications.

Christian Gambotti
Président du think tank
Afrique & Partage
Directeur général de la société ECFY
Directeur de la Collection
L’Afrique en Marche

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