La Chronique du lundi:Décryptage d’un colloque international organise par l’Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan) sur le «COUPE-DECALE»

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Est-il souhaitable qu’une grande université ivoirienne comme l’Université Houphouët-Boigny consacre un Colloque international à une danse urbaine, symbole de toutes les transgressions, le « coupé-décalé », colloque qui devient en même temps un hommage à un artiste, lui aussi transgressif, DJ Arafat ? La réponse est évidemment « oui », dès l’instant que la sphère festive, par ses excès, amplifie les forces internes et externes qui font évoluer la société et transforment les individus.

Il est donc nécessaire, pour le sociologue, de s’intéresser à cette sphère festive, parce qu’elle est un laboratoire du changement et qu’elle porte une parole politique qu’il convient de décrypter. Dans sa Préface au livre-hommage consacré à Georges Balandier, Monique Hirschhorn s’étonne de ce qu’ « aucun auteur n’a fait de place aux analyses que Georges Balandier a consacré à la sociabilité festive des Brazzavillois ». L’université Houphouët-Boigny veut nous faire comprendre, à travers le Colloque international qu’elle consacre au « coupé-décalé », le rôle que jouent des sciences sociales dans la compréhension des phénomènes sociaux nouveaux, souvent marginalisés.

Le « coupé-décalé » ivoirien

Au début des années 2000, le « coupé-décalé », un mode d’expression musicale initiée par de jeunes Ivoiriens vivants en France, se répand dans tous les bars et les lieux festifs d’Abidjan. Dans l’argot de rue ivoirien. « Couper » signifie « voler à l’arraché » et « décaler », partir en courant sans payer. Pour la diaspora, « couper », c’est gagner de l’argent, « décaler », c’est envoyer cet argent au pays. L’obsession de l’argent et de la débrouille est omniprésente. De plus, en devenant une danse, le « coupé-décalé » permet d’échapper aux difficultés du quotidien en faisant la fête. Historiquement, l’arrivée du coupé-décalé, qui s’inscrit dans le début de la guerre civile ivoirienne de 2002, permet de tenir à distance la tragédie. De plus, la modernité transgressive du « coupé-décalé » entre en conflit avec la tradition. Les axes de recherche du colloque, en particulier les axes sur la sexualité et l’érotisation de cette danse, ouvrent le champ d’une réflexion sur le rôle du transgressif dans les sociétés traditionnelles africaines, dès l’instant qu’il s’agit d’un phénomène de masse qui se répand dans toute la société, car il est porté par nombreux artistes, comme DJ Arafat. Le gouvernement ivoirien l’a très bien compris : en rendant un hommage national à DJ Arafat, mort accidentellement, il a cherché à parler à une jeunesse déconnectée de la politique. Hamed Bakoyoko n’était plus le ministre d’Etat du gouvernement ivoirien, il avait endossé les habits de l’ami de DJ Arafat. A travers ce colloque, l’université Houphouët-Boigny vient nous rappeler que le but de la sociologie est d’étudier les populations réelles et les « tribus », au sens où l’entend le sociologue Michel Maffesoli. Dans une « tribu », l’idéal de la communauté l’emporte sur l’idéal social. Le « coupé-décalé » devient la métaphore d’une nouvelle sociabilité qui transgresse les normes de la société pour obéir à celles de la communauté.

« Chez Faignond », dans l’une des deux « Brazzavilles noires »

Lorsqu’il parcourt Brazzaville, en 1948, Georges Ballandier, se consacre à l’étude de Poto Poto et Bacongo, les deux villes « noires » situées à chacune des extrémités de la ville « blanche » ou coloniale. Soucieux d’étudier l’Afrique « par le bas », il va s’intéresser à des lieux de vie comme les bars, les cabarets, en particulier « un établissement bien connu des Brazzavillois », « Chez Faignond ». Situé au cœur de Poto-Poto, « Fraignond » est le premier sanctuaire congolais d’une autre danse transgressive, « la rumba congolaise ». De ces deux « Brazzavilles noires », Georges Balandier dira : « J’eus très tôt la certitude que les villes noires n’étaient pas des périphéries à tenir en oubli (…). J’y voyais au contraire un nouveau monde social en devenir, un milieu créatif où s’expérimentaient des relations inédites, où se manifestait la confrontation conflictuelle du traditionnel et du moderne. »

Le rôle des sciences sociales dans une université africaine

Ce rôle est de nous parler des populations réelles, d’une Afrique qui ne se laisse pas enfermer dans la tradition, l’exotisme ou le modèle colonial. En s’intéressant à la sphère festive, dans sa partie transgressive, les sciences sociales mettent à jour « un nouveau monde social en devenir, un milieu créatif », qui se caractérise par « la confrontation conflictuelle du traditionnel et du moderne. » De cette confrontation, naît une société nouvelle. Le Colloque du mois de juin de l’université Houphouët-Boigny sur le coupé-décalé nous montrera deux choses : 1) la sphère festive transgressive est le terrain où se jouent des dynamiques du changement 2) elle officialise, dans l’imaginaire de la jeunesse africaine, la disparition de la figure du héros libérateur de type Thomas Sankara, le Burkinabé, ou Kwame Nkrumah, le Ghanéen, au profit de la figure de l’idole de type DJ Arafat. Aucune société n’est figée, elle subit de constantes mutations. Pour reprendre la formule de Georges Balandier, « la production de la société n’a pas d’achèvement. » Nous vivons l’ère des mutations généralisées.

Christian Gambotti
Président du think tank
Afrique & Partage
Directeur des Collections
L’Afrique en Marche,
Planète francophone.

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