La Turquie en Afrique- Zoom sur le pari néo-ottoman d’Erdoğan

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La Turquie célèbre le 20ᵉ anniversaire de sa politique africaine, en cette année 2025. Dans ce contexte, le président Recep Tayyip Erdoğan accélère sa conquête d’influence sur le continent. En effet, face à son isolement relatif en Méditerranée orientale et au Caucase dans les années 2020, Ankara a fait de l’Afrique un pilier central de sa projection internationale, combinant diplomatie religieuse, investissements ciblés et partenariats sécuritaires – notamment au Sahel.

Les piliers du soft power turc : Éducation, islam et médias

La Fondation Maarif, bras éducatif d’Ankara, a pris le contrôle d’une centaine d’écoles africaines après la purge du mouvement Gülen en 2016. Présente dans 30 pays, elle diffuse un islam « tolérant » et promeut la langue turque via les instituts Yunus Emre . Dans le même temps, la Diyanet (Direction des affaires religieuses) déploie une quinzaine d’attachés religieux en Afrique. Son action : financement de mosquées au style néo-ottoman (Ghana, Afrique du Sud), aides caritatives lors des fêtes islamiques, et sommets annuels de chefs religieux musulmans depuis 2006.

« L’islam est un vecteur stratégique pour ancrer l’image de la Turquie comme protecteur des musulmans »,souligne un rapport de l’IRIS . Le poids protocolaire de la Diyanet, qui dépasse celui de l’armée turque, illustre cette priorité.

Côté médias, TRT Africa (lancée en 2023 en français, anglais, haoussa et swahili) et l’Agence Anadolu propagent la narration turque : défense de l’« anti-impérialisme » et promotion d’une solidarité Sud-Sud. Le « Sommet des médias Turquie-Afrique » d’Istanbul en 2022 a scellé cette offensive d’image .

Conquête économique : du textile aux mines stratégiques

Les échanges commerciaux explosent, surtout en Afrique de l’Ouest :

– Mali : +140% d’exportations turques (2012-2022), et +2842% d’importations depuis le Mali

– Sénégal : +108% d’exportations, +710% d’importations

– Côte d’Ivoire : +324% d’exportations, +162% d’importations

Ankara mise sur les secteurs-clés :

– Infrastructures : Contrats du BTP turc financés via des summits triennaux depuis 2008.

– Mines : Au Burkina Faso, la société AFRO TURK a acquis l’exploitation du manganèse de Tambao et de la mine d’or d’Inata (50,4M$). Au Niger, le CNSP accorde des « facilités exclusives » aux entreprises turques dans le secteur minier contre un renforcement de la coopération militaire .

Le DEIK (Conseil turc des relations économiques) et la Müsiad (patronat islamique pro-AKP) structurent ce réseau, préparant activement le prochain sommet Afrique-Turquie prévu en Libye en 2026 – où Ankara détient des droits d’exploitation gazière en échange de son soutien à Tripoli.

SADAT et drones : Le volet sécuritaire discuté

L’entreprise SADAT, fondée par l’ex-général pro-Erdoğan Adnan Tanriverdi, incarne la face obscure de l’influence turque. Officiellement « consultante en défense », elle forme les armées africaines à l’usage des drones Bayraktar TB2 – vendus à 25 pays dont le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Malgré des succès en Libye ou en Éthiopie, leur efficacité au Sahel est contestée : plusieurs drones maliens capturés par des jihadistes fin 2024, et des accusations de frappes civiles .

« SADAT agit comme un levier hybride de la politique étrangère turque, entre services officiels et initiatives privées », révèle une enquête de Middle East Eye. L’entreprise, dirigée par Melih Tanriverdi depuis 2024, nie employer des mercenaires syriens, mais des centaines de combattants de l’ANS (Armée nationale syrienne) opéreraient au Burkina et au Niger pour sécuriser des sites miniers.

Bilan et défis : une influence en demi-teinte

La Turquie capitalise sur le rejet de l’Occident au Sahel et s’appuie sur :

1. Un réseau diplomatique dense (44 ambassades, 4ᵉ rang en Afrique)

2. Un islam présenté comme modéré (Diyanet et mosquées)

3. Des investissements agressifs (textile, BTP, mines)

4. Une offre sécuritaire « sans conditions »(drones, formation)

Risques persistants :

– Échecs opérationnels des Bayraktar face au terrorisme sahélien.

– Dépendance aux régimes instables (CNSP au Niger, junte malienne).

– Concurrence russe et chinoise dans le domaine minier et sécuritaire.

« L’Afrique permet à la Turquie de s’affirmer comme un acteur incontournable des équilibres multipolaires », résume l’IRIS . Mais la Pax Turcica promise par Erdoğan reste fragile : si son modèle séduit les régimes post-putsch, il peine à transformer l’essai en stabilité concrète.

À suivre : Le sommet Afrique-Turquie de 2026 en Libye, test décisif pour la « voie turque » face aux crises sahéliennes.

Charles Kouassi

Sources : DIRCOM turque, Middle East Eye, rapports économiques africains

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