Chronique littéraire : LE SOUFFLE QUI SAUVE

1135

Dernère publication

IO Guédé est décoratrice d’intérieur aimant intimement l’harmonie en tout genres. Présidente pendant quelques années d’une ONG pour l’aide au bien-être des quartiers précaires à Abidjan.
Elle est actuellement et toujours artisan en harmonie d’intérieur et férue des belles phrases. Elle a créée la page facebook : « Le chant des mots » qui propose de la poésie sans professionnalisme

A l’aube, j’entrouvre encore mes cuisses pour calmer ta faim.
Tous les jours de ma vie comme ce jour, funeste envol de hiboux.
Je me lève enfin sur une fausse note, amère au point de vomir.
La nausée persiste, elle crie dans mon ventre, faire quelque chose et être enfin libre, libre.

Depuis quelques temps ce mot me trotte dans la tête. Comme une petite voix douce et tranquille qui m’apaise le reste du jour et qui me retient en vie. Libre d’être moi, heureuse de mon état. Quelconque, banale, vulgaire qualité humaine. Je n’ai presque plus peur de ce quotidien abjecte qui tait mon âme emprisonnée. Il est temps d’ouvrir ma cellule.
10 juillet. Je suis belle ce matin, rayonnante de liberté, je viens de partir…
J’ai quitté cet homme. J’ai quitté l’homme sensé être l’homme de ma vie. Cet homme à qui j’ai dit un jour oui sans motivation quelconque, juste oui, avançant comme tout le monde, le regard déjà perdu.
Ce matin du 10 juillet, je vois de mes yeux le monde. Je respire l’air, je projette mon corps contre le vent, je jette la clé. Je jubile, c’est presque douloureux le bonheur…
J’ai décidé que je partirai très loin, dans ces pays ou le temps glisse sans complaintes, presque comme une caresse sucrée. Ces pays que je ne connais pas, même de nom. Existent-ils ?

Un jour moins banal qu’un autre, une étincelle de lumière toucha mon âme. J’étais dans la cuisine, je pelais les pommes de terre en me disant que Ba trouverait sûrement une petite chose à dire sur mon repas, comme à son habitude : « pas assez épicé, pas assez varié », bref quelque chose qui montrait bien le peu d’enthousiasme et de complicité. Un robot aurait été plus efficace dans le rôle de la parfaite ménagère. Mon esprit partait souvent à vau l’eau, créant un état d’anarchie totale dans mes pensées, ce qui s’apparentait plus à une débile mentale récitant inlassablement son éternelle litanie.
Je souffrais sans le savoir, la pire des souffrances, celle qui vous tue avec votre consentement innocent. Combien de fois j’ai pensé que le dénouement de mon existence était juste. Combien de fois j’ai pensé que la vie se prenait comme elle venait, avec plus de chaos que de joie.
Je finissais de peler les pommes de terre et soudain, je me redressais sur mon tabouret et fixais le néant. Je venais d’entrevoir, avec les yeux de mon âme, la liberté.
Qui avait dit que je devais être une esclave ? Qui avait dit que mes yeux secs de tant de lassitude devaient se figer sur l’obscurité ?
Une seconde peau remplaçait la première. Je sentais que tout mon corps changeait. Je sentais au fond de moi que mon esprit avait pris le pas et la direction des opérations. Il transformait mon apparence pour me faire réagir. Je voyais la nature luxuriante de la vie respirer devant mes yeux. Je voyais les rires, et l’eau des ruisseaux me disait que le temps était arrivé. Tout devenait si simple. A ce moment, je décidais que je devais partir ou mourir. Je décidais de partir…

Plus jeune, je quittais le domicile de mon père, pour aller chez mon mari, j’avais 18 ans. Entre mon mari et moi, un accord silencieux s’installa très vite. Je nettoie, je cuisine et sûrement, j’écarte les cuisses, toujours, presque sans un mot. Je n’ai plus mal, j’ai toujours la nausée, je vomi depuis une semaine. Dieu n’a pas voulu que je garde l’enfant dans mes entrailles. Je l’ai tout de suite perdu, à 6 semaines. C’est mieux. Un reste de tendresse m’avais fait pleurer mais pas longtemps. Nous recommencions notre « vie ».
Ba apparaissait soudain à mes yeux, plus vil que d’habitude et cette fois-ci, je pris conscience que ma vie valait peut-être mieux que ça. Je n’arrivais plus à subir le quotidien sale. Je refusais l’idée toute faite de mon père et de la plus part des gens de mon entourage d’alors, qu’il ne fallait pas changer les choses et que mieux valait rester dans sa condition et l’accepter pour être heureux.
Le bonheur, je sais aujourd’hui ce que c’est : la liberté d’être soi-même et vivre par ses yeux.  Ma vie, avant, était une équation cruelle ou la femme était l’éternelle condition grossière : tu te tais, tu cuisine et tu écartes…du moins, c’est ce que j’avais ressenti.
J’ai pris ma décision. Plutôt mourir que continuer ainsi. Je pars.

Mourir n’est pas ce qu’il y a de plus dur en fait ni de plus terrible. La mort de l’espoir, du travail sur soi sont autant de départs. Ce jour-là, le Destin m’avait fait une fleur en soufflant dans ma direction. Il n’avait pas dû apprécier ma léthargie. Il savait que j’avais autre chose à faire. J’étais arrivé à un tel point de non-retour que ma nature profonde avait pris le dessus dans une lutte sans merci avec ma propre adversité.
Que dois-je retenir ? Que quel que soit le degré de souffrance, nous avons toujours la possibilité de changer notre état, d’amorcer le processus de libération. Il demeure en nous, tapi et parfois, quand dans nos entrailles, un cri se fait entendre, c’est que nous sommes prêts.
Ba rentra ce jour-là comme d’habitude, claquant la porte et déposant son sac sur le meuble en rotin dans l’entrée. Il me salua et me demanda un verre d’eau fraîche. Il fonça dans la douche. Il était en sueur. Il faisait plus chaud que d’habitude. Il sifflotait sous la douche, ce qui me persuadait encore plus que ma vie était ailleurs.
– Ba, Ba, comprends-tu la vie et ses intenses mélodies ? Ba, sauras-tu accepter mon départ? Ba, Ba…
Il voulait satisfaire ses besoins sexuels, alors il accomplit son rituel avant de passer à table. Amen.
Ce soir-là, je l’ai regardé dormir pendant un long moment. Ses ronflements me hérissaient soudain les cheveux.
Comment avais-je pu ne pas les entendre pendant toutes ces années ? J’ai 30 ans et combien d’années d’existence ? Je respire aujourd’hui…

IO.  Guédé

Commentaire

PARTAGER