Côte d’Ivoire : la justice des vainqueurs à l’épreuve des élections de 2020

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Un processus électoral se prépare longtemps à l’avance, afin que tous les candidats à la compétition soient d’accord sur la régularité du vote et les conditions de transparence.

C’est pour cela que les organisations internationales interdisent, à partir d’une date précise, de modifier les règles si cela ne se fait pas d’un commun accord entre toutes les parties. En Côte d’Ivoire, moins d’un an avant l’élection d’octobre 2020, tout devrait être prêt. Il ne reste donc en principe que 12 mois pour se mettre d’accord sur la réforme de la Cei, la révision de la liste électorale, et pour définir le cadre légal général des élections de 2020. Selon le gouvernement, les consultations vont s’ouvrir le 21 janvier 2019. Ainsi à partir de cette date, pourrait être lancé le compte à rebours.

Dans cette perspective, l’occasion est bonne pour analyser la situation politique dans notre pays. Un sentiment de peur a pu dominer ces derniers temps suite à la rupture entre les Présidents Ouattara et Bédié, dans le cadre de la clarification que les uns et les autres souhaitaient pourtant. Une peur que n’entendaient pas tous, et que tous ne voyaient pas, mais dont les échos ont pourtant été entendus par le Chef de l’État. Face à ce sentiment de peur, Alassane Ouattara a déclaré le lundi 7 janvier 2020 : « Arrêtons de nous faire peur Il n’y aura rien ». Faut-il vraiment ne pas avoir peur ?

La décision de celui qui gouverne, de celui qui exécute les lois, prévaut presque souvent dans bien des domaines. En face de l’exécutif qui est aussi celui qui permet à la justice de fonctionner, en faisant exécuter les décisions que celle-ci prend, la justice et le juge ont toujours le dernier mot dans l’application et l’interprétation de la loi.

Même lorsqu’un citoyen ou justiciable un fait appel ou un recours contre la décision d’un juge, à la fin c’est toujours un juge qui a le dernier mot. Le pouvoir judiciaire s’impose au détriment de l’une ou l’autre des parties (un vainqueur, un vaincu et au milieu le juge). En dernier recours, c’est toujours la justice qui tranche et un juge qui a raison !!!
Au plan législatif, le député a le dernier mot. C’est la mouture de la loi que le député (qui incarne le pouvoir législatif)  vote en dernière lecture qui est applicable. Contrairement à ce que dit le député Oula Privat, bien qu’ils soient imprégnés de l’esprit et de la lettre des lois votées sous leur législature et de toutes les lois de la république, l’interprétation, l’application et l’exécution des lois, ne sont pas du ressort des députés.

Lorsqu’un pouvoir exécutif est légal et légitime, ne convient-il pas de le laisser gouverner et implémenter ses options, bien sûr  dans le respect des lois et, bien entendu, des autres pouvoirs ?

L’opposition, qui se nourrit des ambitions légitimes de conquête du pouvoir, cherche légitimement toutes les occasions qui lui permettraient, de façon de remettre en cause la légitimité de ceux qui gouvernent, suscitant souvent des crises politiques dont elle cherche à tirer profit, à juste titre.
S’opposer, contester, exprimer des désaccords est, dans une démocratie, un droit pour l’opposition ; pour le pouvoir exécutif, gouverner est un droit, rendre des comptes est, dans une démocratie, une obligation.
Pendant de nombreuses années en Côte d’Ivoire , nombreux sont ceux qui acceptaient l’existence d’une « justice des vainqueurs », allant jusqu’à dire « comment voulez-vous que règne la justice des vaincus ». Le prédécesseur du procureur Adou n’a-t-il pas dit, à peu près, que les « Cherif Ousmane étaient des libérateurs et que la justice ne pouvait les poursuivre ! ». Aujourd’hui , le Pdci a quitté le camp des vainqueurs , mais c’est toujours la même équipe et la même justice dite des vainqueurs qui se poursuit. Une justice dénoncée en vain par Mamadou Koulibaly et tous les pro-Gbagbo ….

De la même manière qu’elle avait agi contre les pro-Gbagbo, la justice du vainqueur agira sans doute de la même manière, à l’égard du Pdci, de Bédié, et Soro, comme elle a agi à l’égard de Ehouo et veut le faire à l’égard de Lobognon.
Rien n’a changé du ministre Pdci de la justice Ahoussou Jeannot à Sansan Kambilé, en passant par Gnemema Coulibay. Rien n’a changé du Procureur Simplice Koffi au Procureur Adou Richard !

La justice sous Ouattara est bien dans une cohérence, entamée depuis, qui l’avait conduit à débouter le camp Gbagbo et qui permet à Affi Nguessan d’être président légal du Fpi ! Imaginez-vous un seul instant Affi manquer de cohérence et dénoncer cette justice, en prétendant par exemple que cette justice est instrumentalisée à son profit !

Non pour Affi , la justice ivoirienne a été juste s’agissant de ses requêtes. Les « Gbagbo ou rien » ne peuvent pas être d’accord avec une telle posture, eux qui, s’agissant du Fpi, sont devenus des sans-papiers, des sans domicile fixe.
En attendant que demain la justice des nouveaux vainqueurs en 2020 tente, à son tour, de demander des comptes à l’actuel pouvoir si celui-ci n’est pas réélu, il ne faut pas trop s’alarmer face à ce qui se fait en ce moment, qui n’est que la continuation de ce qui se fait depuis 2011. C’est aussi la continuation de ce qui s’est fait sous Houphouët, sous Bédié, sous Geui, sous Gbagbo ! D’ailleurs c’est ce qui se passe dans tous les pays et avec tous les pouvoirs, avec un exécutif qui souvent fait fusion avec le judiciaire, et le législatif est pour imposer sa manière de voir les choses. ….

En Côte d’Ivoire , il n’y a rien de nouveau dans le fonds , sauf que le Pdci a quitté le camp des vainqueurs pour rejoindre le camp des vaincus, pour rejoindre le camp du Fpi, et de tous ceux qui ont été systématiquement exclus du pouvoir Rhdp depuis 2011. Or, on a dit et accepté que ce sont les vainqueurs qui font la justice ! Pourquoi se plaindre des règles acceptées et soutenues hier ? Et comment être crédible à le faire, à juger les choses selon les intérêts et les positions du moment : tant qu’on était avec Ouattara sa justice était bonne, mais comme on n’est plus avec le pouvoir, sa justice est devenue mauvaise !
Hier, par exemple, alors que Wodié disait le chemin idéal selon lui, pour faire une réforme constitutionnelle, les vainqueurs ont « imposé », leur option. Il n’y a pas eu de « constituante » et le peuple ivoirien a tranché. Bédié et le PDCI n’ont pas encore dit qu’ils regrettent cette démarche qui permet aujourd’hui une candidature de Bédié et de Ouattara…. On aura tout compris….
S’agissant de la constitution, lorsque le peuple tranche, il ne faut pas se réfugier derrière l’argument selon lequel le peuple ne pense pas, ou que le peuple pense mal. (Confère le Philosophe Alain). Donc, nous ne dirons rien contre cette constitution !
La « justice des vainqueurs » peut s’appeler ça aussi la « raison d’État ». La raison d’État, c’est la volonté d’un gouvernement d’appliquer les décisions qu’il prend dans l’intérêt du pays. Ces décisions sont appliquées par les auxiliaires de l’exécutif (administration, justice, police, impôts, armée), tout en respectant les procédures d’un cadre démocratique. Se poser des questions conduit à démissionner ! Qu’attendait-on du préfet d’Abidjan ? Qu’il démissionne ? Il y a des métiers qui autorisent les cas de conscience. Pas tous les métiers, tant qu’il n’est pas demandé de commettre des crimes et délits. Demander à diriger une délégation spéciale, accepter de le faire n’est pas un délit, n’est pas un crime. Ceux qui ne sont pas d’accord avec l’exécutif , peuvent faire des recours et contester. Ou même faire des manifestations de rue, lancer des appels à la grève, au boycott etc.
Peut-on être Pdci et rester crédible en dénonçant des intimidations, en reprochant de fabriquer des infractions, et dénonçant une dictature, si on ne l’a pas dit, lorsque les mêmes pratiques frappaient le Fpi, et d’autres ivoiriens ? On ne l’a pas dit, parce qu’on mangeait dans la soupe, et qu’on avait la bouche pleine. On n’a rien dit tant qu’on espérait le partage du gâteau ! Ouattara pouvait tout faire, tant qu’il faisait miroiter au Pdci qu’un cadre issu du parti lui succéderait !
Ceux qui ont posé des questions hier sur les méthodes du pouvoir Rhdp, n’ont pas été nombreux. Et ceux qui ont accepté « la justice des vainqueurs », n’ont pas permis que les gens qui étaient réticents et qui se posaient des questions, se fassent entendre. Ainsi, on a tous fini par croire que « la justice des vainqueurs » était une chose normale 
La « justice des vainqueurs » , si elle pratiquée par le régime Ouattara, ne date pas d’aujourd’hui !

Je crois même que ce qui se passe maintenant est moins grave que ce qui s’est passé à l’époque ! On répondait alors : « vous au moins, vous êtes en vie. ».

Il ne s’agit point de justifier une inaction quelconque, ni de plaider pour le gouvernement, mais plutôt d’aider à la prise en compte de tous les paramètres, dans les enjeux à venir.
Conclusion : il faut bien se préparer pour l’élection de 2020 et ne rien rater des étapes, notamment la révision de la liste électorale, en évitant de prendre l’option d’espérer ou de susciter une INSURRECTION POPULAIRE ou UN COUP D’ÉTAT, qui serait , selon certains opposants, au désavantage du gouvernement actuel et conduirait ainsi à la mise en place d’un nouveau dispositif institutionnel, relativement à 2020.

Il est plutôt utile d’envisager d’utiliser pleinement le cadre légal disponible, en comprenant, et en intégrant les peurs, les angoisses pouvant aussi être au niveau des tenants du pouvoir exécutif face aux enjeux et perspectives de 2020 .

Seul un sentiment partagé de responsabilité peut empêcher de tomber dans le jeu de la surenchère verbale et politique. L’alternance ne pourra pas se faire dans la violence et dans le désordre. Au jeu de la violence ou du désordre, le pouvoir Ouattara pourrait sortir gagnant….

Envisager que le pouvoir peut vouloir pousser l’opposition au boycott, et admettre qu’il ne faut tomber dans le piège du boycott en 2020, peut être une des options au service de l’opposition, qui doit faire face à un grand défi : celui de l’unité et d’une stratégie commune, face à un pouvoir qui rassemble, qui veut ratisser large, à travers le Rhdp.  

Le débat à venir sur la CEI sera un test. Il est clair que le gouvernement Gon ne fera pas concession ou de facilité à son détriment sans une pression forte, sans une attitude de cohérence au sein de l’opposition ; à condition que celle-ci sache s’organiser.

Les expériences de la RD Congo sont là pour montrer que lorsque des opposants sont bien organisés, le pouvoir finit par lâcher du lest. Elles montrent surtout , malgré les réserves du candidat Fayulu qui revendique la victoire, qu’un pouvoir ne confisque pas  ou ne peut pas confisquer totalement le vote du peuple. Si Kabila avait lourdement triché ( ou la capacité de le faire), et s’il avait la main libre sur la tricherie, pourquoi n’aurait-il pas en même déclaré son poulain vainqueur au lieu de concéder la victoire à Félix Tschisekedi avec qui il négocie ?
On ne peut pas toujours nier la volonté du peuple ! Telle est l’une des leçons du Congo.

Dieu seul sait le nombre d’entraves et le nombre de provocations que les opposants ont subies (notamment Katumbi exclu, Bemba exclu). Ils ne sont pas tombés dans le piège du boycott, alors qu’ils avaient des griefs contre la Commission électorale et le processus tel qu’il était dirigé.

Je répète : dans tout, il y a un point de non-retour. Il ne me semble pas ce point soit encore atteint ici en Côte d’Ivoire. Encore qu’il faut le déterminer : est-ce parce que Bédié et le PDCI subissent ce qu’ils laissaient subir aux autres, hier, sous le même régime Ouattara, que ce qui était bon hier, doit être décrété comme inacceptable ? Il faut qu’on s’entende sur ce qui est acceptable, et sur ce qui ne l’est pas.

Pour moi ce qui ne sera pas acceptable, c’est que les résultats des urnes soient manipulés. Le reste est jouable et négociable. Ce qui n’est pas acceptable, c’est d’user de violence sans raison et de recourir à nouveau aux armes. Ce qui ne sera pas acceptable, c’est que le pouvoir n’en tire pas les conséquences , si malgré tout, l’INSURRECTION ET LE SOULÈVEMENT POPULAIRE, pouvant être souhaités par certains, s’organisaient et réussissaient.
Alors là, le pouvoir Rhdp devra sans délai ni préalable tirer les leçons face à un peuple nombreux dans les rues, dans les villes et villages, un peuple excédé par « la justice des vainqueurs » qu’il a subie depuis 2011, même si l’on voit que dans un pays démocratique comme la France, avec le mouvement des « GILETS JAUNES », il ne faut pas céder à la gouvernance par la rue. Victor Hugo disait : « la foule trahit le peuple ». Peut-on dire que le Burkina vit mieux depuis l’insurrection de 2014 qui a conduit à la chute de Blaise Compaoré ?

Toutefois si ceux qui seraient tentés par cette option qu’une crise aggravée pourrait susciter, échouent comme au Togo, au Gabon, au Cameroun, au Tchad, en RDC, les initiateurs et instigateurs devraient s’attendre au retour du bâton, de la part de ceux qui ne veulent pas être des vaincus, subissant à leur tour la justice des vainqueurs.

Personne n’a tort de dire 2020, c’est maintenant, car c’est maintenant, et avant même les 21 à 22 mois qui nous séparent de l’élection présidentielle à venir, que les principales décisions seront prises. Si cela se passe mal pour la réforme de la CEI, il sera difficile de rattraper les choses. Difficile oui, mais pas impossible.

C’est pour cela que j’affirme que 2020, CEST VRAIMENT MAINTENANT QUE ÇA COMMENCE, non précisément à partir du 26 janvier 2019 avec la création du Rhdp, mais à partir du 21 janvier 2019, avec l’ouverture des discussions sur la réforme de la composition de la CEI.



Charles Kouassi

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