LE CHEF AFRICAIN : UNE VERSION MAUVAISE DE DIEU : Une contribution de Tiburce Koffi

1924

Dernère publication

 

Avertissement : ce texte est extrait d’une réécriture revue et augmentée d’une réflexion qui date de quelques années, sur les Africains et leurs chefs. Je l’ai actualisé pour sa résonance face aux tourments actuels de la société ivoirienne.

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Rares sont les chefs d’État africains qui ont laissé d’agréables souvenirs dans la conscience de leurs peuples. Nombre d’entre eux n’ont eu statut de héros qu’après leur disparition tragique, par cette sorte d’opération magique qui donne l’absolution (même à la canaille) dans la mort ; car, oui, la mort sanctifie et efface souvent les actes manqués. Lumumba s’impose ainsi à certaines jeunesses africaines urbaines comme un héros, un pur, sans avoir posé aucun acte de gouvernance réelle qui eût pu justifier pleinement ces qualités qu’on lui prête avec tant de générosité naïve ; Marien Ngouabi, de même. Nkrumah et Sankara ont accédé au panthéon négro-africain des dieux. On peut dire que ceux-là ont vraiment eu la double chance de n’avoir pas régné pendant longtemps et, surtout, d’être morts dans des conditions à susciter en leur faveur commisération et admiration.
Que seraient-ils tous devenus aujourd’hui ? Peut-être de grands tyrans nègres accrochés au pouvoir, vieillis et usés par le pouvoir et dans le pouvoir ; des dirigeants dépassés, mais rivés au trône, superbes tribuns, démagogues et vendeurs d’illusions, réprimant les masses, tuant l’élite intellectuelle de leurs pays respectifs (cas de Sékou Touré, de Yaya Jameh, d’Haïlé Sélassié…), sombres héros d’hier disqualifiés par le présent et englués dans la boue des vils compromissions auxquelles l’action politique convie toujours son homme. Robert Mugabe a ainsi gaspillé le crédit que l’histoire de la lutte émancipatrice lui avait donné, incapable qu’il a été, de comprendre que son temps est passé.
Une célèbre citation dit : « L’homme politique cherche à construire des générations et des Nations, quand le politicien, lui, cherche à gagner des élections ». Ces propos dépeignent bellement l’âme et l’esprit du dirigeant africain. C’est un politicien, c’est-à-dire un diseur de belles paroles. Un démagogue. Rien d’autre que cela. Un vil aventurier social imbu de l’intelligence du Malin ; un homme dangereusement insaisissable, mû par une seule obsession : parvenir coûte que coûte au pouvoir (fusse au prix du sang humain) en dupant l’âme des masses populaires et même celle des élites. Et, parvenu au pouvoir, s’y succéder ad aeternam pour satisfaire un besoin satanique de dominer les hommes en transgressant la morale séculaire qui a régi la stabilité et l’équilibre des communautés dont il a réussi à tromper la vigilance.
Construire un rêve productif d’échelle nationale et au bénéfice de tous : voilà l’idéal majeur qui visite et instruit l’homo politicus accompli. Hélas, peu de dirigeants africains cultivent cet idéal. Le chef africain, en général, ne rêve que de se succéder au trône. Et j’entends encore d’ici, avec effroi, mon ami Cissé Bacongo, homme pourtant intelligent et d’une indiscutable sociabilité, puissant ministre d’Alassane Ouattara, clamer ainsi sur une place publique, un jour de transe politique et d’illuminations stupéfiantes : « Ce n’est pas pour seulement dix années de règne que nous avons mené tout ce combat pour parvenir au pouvoir. » Inouï de la part d’un monsieur instruit et de stature universitaire ! Ce n’est pas qu’un délire de possédé, c’est une mystique de la régence, une religion de l’absolutisme dominateur ! Là-bas, dans son parti le Rdr, on rêve ainsi de passer un demi-siècle au pouvoir. A quelle fin ? C’est un projet obscur, sorcier et inquiétant. Bref. Du plus moyen des cadres, aux administrateurs de rang élevé, pour en arriver au chef de l’État, le dirigeant africain évolue le plus souvent en deçà (quand ce n’est pas carrément dans le sens inverse) des espérances que sa société ou son peuple a placées en lui. Ses tares sont connues. C’est un homme :
— Fragile face à l’argent et au matériel. Observez l’empressement des dirigeants africains (présidents, ministres, Dg, Pca, etc.) à s’enrichir et, pis, à étaler leurs richesses aux yeux de leur communauté qu’ils subjuguent comme des tentateurs !
— Allergique à la critique : le chef africain a toujours raison. Il sait tout, comprend tout, décide de tout. Il « arrose ses collaborateurs de son souverain mépris (2) » (Paul Akoto Yao), et les trouve toujours moins intelligents que lui.
— Au-dessus de la loi. Le chef africain ne se sent pas concerné par la loi et la morale collective ; elles lui semble faites pour les pauvres et les anonymes. Lui est le droit, la justice, le faiseur des destins individuels. Il promeut qui il veut, limoge qui il veut et comme il veut ; suspend le salaire de qui il veut et comme il veut ; emprisonne qui il veut, quand il veut et comme il l’entend. Et il libère ses prisonniers comme il l’entend. Qu’ils soient coupables ou non. Sans dédommagement aucun pour les innocents ! Il attribue les marchés à son aise. Sans avoir de compte à rendre à qui ou à quoi que ce soit. Pas même à sa conscience.
— Egoïste. D’un égoïsme choquant et immoral. A lui tout seul, le dirigeant africain (Directeur, ministre, par exemple) contrôle la richesse de l’entreprise qu’il pille et ruine à volonté. Comment un ministre (de la Santé par exemple) en Côte d’Ivoire, peut-il avoir un parc-autos d’une dizaine voire une vingtaine de véhicules (de haut de gamme) garés dans le parking de sa résidence, quand des centre de santé urbains ou ruraux n’ont pas une seule ambulance ? Comment peut-on se sentir bien de vivre ainsi ? En Afrique, notamment en Côte d’Ivoire, des ministres se déplacent avec cortège et gyrophare (1) ! Je n’en ai pas vu en Europe ni aux Usa, ni au Canada.

[Un gestionnaire inélégant]

Le chef d’Etat africain, à l’image de son ministre (son clone), contrôle ainsi la richesse nationale qu’il patrimonialise à volonté. Ici aussi, osons aussi des questions : qu’est-ce qui peut justifier qu’un chef d’Etat nègre (donc dirigeant d’un pays sous-développé, endetté et en état permanent de mendiant) s’accorde des fonds de souveraineté — une mystérieuse caisse contenant des centaines de milliards de nos francs, qu’il gère comme il l’entend ? Des centaines de milliards qui auraient pu servir à réaliser des œuvres sociales : équipement de bibliothèques, d’hôpitaux, financement de la recherche scientifique, construction de centres culturels, de structures sanitaires mobiles, etc. ? Injure suprême : ces étranges et méchants chefs (hélas nôtres !), se font soigner à l’étranger, en Europe généralement, dans des structures sanitaires qu’ils refusent de mettre en place dans leurs propres pays. Leurs fortunes personnelles pourraient pourtant construire des hôpitaux équipés des même plateaux techniques qui existent en Europe ou aux Usa où ils vont se faire soigner. Pourquoi nos constitutions n’interdiraient-elles pas à nos chefs d’Etat de se faire soigner à l’étranger (sauf cas de graves complications), les obligeant ainsi à doter le pays en infrastructures sanitaires adéquates et en médecins compétents ?
Que signifie d’ailleurs cette tradition ahurissante et absurde de l’octroi de « Fonds de souveraineté » à un chef d’Etat ? C’est-à-dire, dans les faits, la liberté donnée au chef que nous avons élu, de disposer à sa guise d’une partie du Trésor national — NOTRE trésor ! Et cela, sans qu’il n’ait de compte à nous rendre. De quels fonds disposent les masses laborieuses qui, par leurs efforts mutualisés, ont créé le Trésor national ? Comment peut-on nous permettre de mettre tant de moyens d’influence et de coercition entre les mains d’un seul individu qui, plutôt que de se mettre à notre service comme le prévoit le Contrat social (2), nous asservit ? La plupart des chefs d’Etat africains sont plus riches que les pays qu’ils dirigent. Ils sont, pris individuellement, plus riches que des chefs d’Etat européens ou américains. Mais leurs pays sont à peine aussi munis qu’une ville d’un pays d’Europe ou d’Amérique. Stupéfiant !
Comment est-ce possible que, dans un pays comme la Côte d’Ivoire, des régions en arrivent à un niveau de sécheresse tel que même les marigots tarissent ? Et, pour juguler ce mal, le chef et ses acolytes demandent aux populations en manque cruel d’eau, de prier et d’invoquer des forces métaphysiques, alors que le dix-millième du fonds de souveraineté du chef eut pu suffire à financer des bassins de retenues d’eaux, ou même de simples forages ! Un forage coûte 5 millions de Francs cfa. Oui, chers concitoyens, cinq, rien que 5 millions de F cfa. Un véhicule ministériel coûte au bas mots dix ou 15 fois plus. Et des ministres nègres en possèdent plusieurs. Incroyable ! Comment peut-on faire ça à un peuple ? Et pourquoi ce peuple se résigne-t-il à ce sort injuste et cruel ? Nous ne sommes pas, là, que seulement face à un cas de méchanceté des uns (les dirigeants) et de couardise des autres (le peuple et son élite) ; il s’agit ici d’un stade suprême de régression éthique, une sublimation de la sottise négrifiée !
Oser la moindre critique face à de tels manquements ? Le chef vous limogera sans appel, vos amis vous abandonneront ; et, parfois même, votre propre famille vous désavouera. Par peur des représailles. Dans le meilleur des cas, comme réponse à vos critiques, un énigmatique technocrate au crâne lisse comme une boule de cristal vous exhibera à la face une réponse aussi entêtée qu’ensorcelée : – Chut ! On tend vers une croissance à deux chiffres !
– Pour en faire quoi ? Lui ou le chef vous répondra, les yeux brillant d’une illumination bizarre: Pour aller à l’émergence ! On peut vraiment en rire ! Oui, en rire car nous, Ivoiriens, avons (quand même) un peu de chance ! Jugez-en vous-mêmes : nos dirigeants ne sont pas trop cruels ! Ailleurs (au Cameroun, au Congo, au Kenya, au Tchad, au Soudan, au Burkina Faso de sous Compaoré), on tue les contestataires — cas de l’ami Norbert Zongo. Notre chef, lui, ne tue pas ; il brime (seulement) l’élite intellectuelle du pays, humilie (seulement) les contestataires, emprisonne (seulement) ses opposants, corrompt (seulement) les chefs traditionnels et ses cadres, et liquéfie amicalement ses adversaires qu’il ficelle au sein d’un parti dit unifié ! Mais ce n’est rien ça, « fiers ivoiriens, le pays nous appelle. » « Allons seulement ! » N’importe quoi !…
Oui, disons-le tristement : nos présidents ne sont pas des chefs d’État. Ce sont des rois ou des empereurs. Et ils prennent leurs administrés pour des sujets, des vassaux. Le chef d’Etat africain ne croit pas diriger des entreprises d’État ni une république, mais des patrimoines lui appartenant, des royaumes qu’il a arraisonnés de sa puissance. Nombre de Présidents africains n’ont pas une culture de l’Etat en tant que concept ; ils ont plutôt une mentalité de chef de village auquel le clan attribue des pouvoirs mystiques aux entournures du divin. Les chefs d’Etat africains et leurs collaborateurs soumettent à leurs pieds les pays qu’ils dirigent ; parce que, dans leur esprit, ils tiennent leur pouvoir de Dieu (3). Or Dieu ne peut pas avoir tort, donc… !
Un cas d’espèce à Abidjan : l’incivisme routier. Ici, ministres, députés, Dg et autres grands fonctionnaires de l’Etat ne se sentent pas concernés par le respect des feux de signalisation. Les mauvais exemples faisant plus facilement recette que les bonnes, le plus docile de nos concitoyens se sent donc autorisé à ne pas respecter l’utile prescription routière. Las de verbaliser sans suite, les agents de l’ordre ont arrêté de considérer ce type d’acte comme une infraction. Un jour, je me suis donné licence d’interpeler un policier sur la récurrence intolérable de ces actes d’indiscipline. Voici sa réponse :« Frère, faut laisser ça. Tu te fatigues pour rien. On est comme ça ». Un autre policier, un peu plus dissert que lui et sans doute de bonne humeur, m’a répondu ceci, l’air un peu sérieux : « Grand frère Tirbuisse (4) feux rouges-là, c’est pour les Blancs. En fait, même nos dirigeants ne savent pas très bien à quoi ça sert. On est fatigués de verbaliser. Ca n’ira nulle part.» Alors, à Abidjan, nombre d’automobilistes s’en donnent à cœur joie de ne pas respecter les feux de signalisation. Dans l’impunité totale. Et vive la liberté africaine, l’indiscipline africaine et le désordre africain ! Ce désordre qui arrange nos chefs, car ils savent que les peuples disciplinés sont rigoureux et donc non malléables ni corvéables. Vive donc nos sauvageries ensorcelées ! Vive les Noirs africains et leur étrange fidélité à la misère de l’esprit !
Mais le chef, celui-là que nous avons choisi pour juguler nos instincts mauvais et aseptiser nos mœurs, celui-là à qui nous avons concédé l’usage à volonté de nos richesses afin qu’il nous les redistribue de manière relativement équitable, mais qui se les a appropriées aujourd’hui en gangstérisant nos greniers et ruinant nos efforts au profit de ses acolytes, ce chef, cet homme versatile que nous avons installé là-bas, sur le trône, au Palais, afin qu’il nous instruise du mieux-être, celui-là qui cristallisa nos espérances et en qui nous avons investi tant et tant de confiance, que devient-il dans tout cela ? Et où est-il ?
Il est devenu un homme sans mémoire, sans passé, donc sans à-venir. Un être étrange, étranger à lui-même et à ses propres promesses. Ni homme ni Dieu. Un peu du supra homme kantien ou dostoïevskien : un demi-dieu donc. Un étrange personnage caché là-bas, au fond d’un palais où aucun écho de nos misères et de toutes ces anomalies ne lui parvient. Le chef africain : une vaste déception. Une inacceptable trahison. Un échec collectif. Il nous faut, de manière solidaire et courageuse, décréter l’urgence brutale d’un cri collectif de refus de porter au pouvoir (ou de l’y maintenir) ce type de chef. Et s’il persiste à s’accrocher au pouvoir en dépit du bon sens, le peuple et son élite doivent se donner pour mission de l’éconduire bruyamment dans la disgrâce. Par tous les moyens possibles… et permis !

tiburcekj@yahoo.com
Phone number : +1 984 297 5901.
North Carolina.
Notes :
(1) Cette scène affligeante fut courante sous le règne de Laurent Gbagbo où des désoeuvrés, sous le sceau d’un militantisme patriotique, roulaient carrosse et avaient cortège et garde de corps payés par l’Etat. J’ai appris, avec ahurissement, qu’elle se perpétue sous l’actuel régime !
(2) Oui, se mettre à notre service : servir la collectivité que nous sommes. Car, dans les faits, un chef d’Etat est un Employé du Peuple. C’est NOUS qui le payons et non l’inverse. C’est de NOTRE argent qu’il s’agit (non de ses biens à lui) et qu’il braque comme un brigand qui nous intimide. Il m’est souvent arrivé d’entendre dire : « Malgré la rébellion, Gbagbo payait les fonctionnaires. » Non, M. Gbagbo, pas plus que M. Ouattara ne peut payer des fonctionnaires. C’est l’Etat qui paye les fonctionnaires et non la personne du président de la république. Cette somme ne lui appartient pas. C’est NOTRE argent que le Trésor public nous redistribue en retour des prestations de service publics que nous avons livrés. C’est aussi simple que ça ! Arrêtez d’abrutir nos populations.
(3) « C’est Dieu qui donne le pouvoir. Et c’est Lui qui m’a mis là », clama Laurent Gbagbo, dans son discours d’investiture (26 octobre 2000). Kwame Nkrumah se fit appeler Osageyfo – Celui qui tient son pouvoir de Dieu ! Quels reproches de pauvres humains comme nous pourraient-ils donc se permettre de faire à ces Elus de Dieu qui parlent donc au nom de… Dieu ? Voilà comment naît le spectre de l’absolutisme des pouvoirs totalitaires : dans l’esprit de nos chefs.
(4) Tirbuisse, au lieu de Tiburce ! Peu de mes compatriotes arrivent à prononcer ce prénom latin que mon père, comme tout bon fonctionnaire noir colonisé de son temps, a cru bon de m’attribuer. Je n’en fais pas une misère. Je l’assume. C’est mon histoire.

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